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31 octobre 2008 5 31 /10 /octobre /2008 15:11
Un adage bien connu nous dit que "les promesses n'engagent que ceux qui y croient". Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi, et pour parler du sujet plus particulier des promesses électorales, nous allons faire un petit tour dans les cités de l’antiquité romaine, en nous concentrant sur la période du Haut-Empire romain (pour des raisons purement pratiques : je suis franchement peu qualifié pour parler de la République romaine, et la situation évolue dans l’Antiquité tardive).

En effet, dans le monde romain (comme, par ailleurs, dans le monde grec), la cité est la cellule de base de la société. Certes, il y a au-dessus d’elle une province, puis un empire, mais elle demeure un échelon indispensable.

Ces cités peuvent conserver leur gouvernement, leurs lois, une citoyenneté propre. Dans ces communautés ont lieu des élections pour désigner les magistrats en charge de la cité. Ceux qui obtiennent les charges doivent obligatoirement s’acquitter d ‘une somme, fixée librement par la cité, qui s’appelle la summa honoraria.

Cependant, les candidats peuvent également promettre, durant leur « campagne », d’offrir une certaine somme en plus de cette summa honoraria, somme qui permettra, au choix, d’organiser des distributions de nourritures, d’élever une statue, de restaurer ou de construire un bâtiment, selon la générosité du candidat et la taille de la cité. Ce phénomène, qu’on appelle promesse ob honorem (en vue de l’obtention d’un honneur), est totalement libre, rien n’oblige le candidat à promettre ces sommes.

Toutefois, une fois ces promesses formulées, elles engagent leur auteur, et la population de la cité se voit en droit de réclamer leur exécution si le candidat est effectivement élu. De fait, il existe une importante législation sur ces promesses : le livre XII du Digeste, une compilation du droit romain datant du règne de Justinien (527 – 565 ap. J.-C.), leur est entièrement consacré. La dynastie des Sévères, en particulier, a légiféré sur ce thème, Septime Sévère et Caracalla imposant un délai d’accomplissement de 6 mois aux promesses ob honorem.

Une fois le délai écoulé, des pénalités financières sont infligées à l’élu récalcitrant, de l’ordre de 6% de la somme par année de retard. Et si l’élu se montre vraiment récalcitrant, les habitants de la cité sont en droit de porter l’affaire devant le gouverneur de province, qui contraindra le magistrat à respecter sa promesse.

Qui plus est, pas question pour le magistrat de promettre des sommes importantes puis d’espérer faire trainer l’affaire jusqu’à sa mort dans l’espoir que la dette disparaisse : la charge se porte alors sur les héritiers, ou sur un éventuel garant. Ceux-ci sont également tenus de payer les intérêts et peuvent à leur tour se voir infliger des pénalités s’ils rechignent à réaliser le don.

De même, dans le cas ou un candidat promet d’élever à une statue à un empereur et que celui-ci meurt avant la réalisation, l’obligation ne s’éteint pas pour autant. Au contraire, si l’empereur défunt est divinisé après sa mort, le magistrat devra alors ajouter la mention de divus à la titulature impériale, tout en payant les pénalités prévues (1).
En d’autres termes : une promesse électorale se devait d’être tenue, quelles que soient les circonstances.  Pas question, donc, de promesses n’engageant que ceux qui y croient dans les cités de l’Empire Romain. Et sinon, l‘adaptation du Livre XII du Digeste dans nos lois électorales contemporaines, c’est pour quand ?

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(1) L’épigraphie nous apporte des témoignages très précis de ces différents cas de figure.
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Pour en savoir plus sur cette question, on pourra consulter F. Jacques, Le privilège de la liberté, Politique impériale et autonomie municipale dans les cités de l’Occident romain (161-244), Paris, De Boccard, 1984 ; ou encore P. Veyne, Le pain et le cirque : sociologie historique d'un pluralisme politique, Paris, Seuil, 1995.
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28 octobre 2008 2 28 /10 /octobre /2008 16:40
En ce moment est offert avec l’Express un ouvrage historique, nommé Splendeur et décadence de Rome, des Etrusques aux invasions barbares. J’ai déjà expliqué ici en quoi la notion de décadence devait être utilisée avec précaution, on comprendra donc que la vue ce titre m’ait quelque peu fait tiquer.

Toutefois, se contenter du titre pour émettre un jugement sur un livre me paraissant bien peu équitable (car je comprends, sans les cautionner, les contraintes marketing à l’origine du titre. La notion de décadence est connue, accrocheuse et vendeuse), j’ai décidé d’y jeter un coup d’œil un peu plus approfondi.

Commençons par l’auteur. Ou plutôt devrai-je dire les auteurs, l’ouvrage étant collectif. On trouve ainsi treize personnes référencées en dernière page à la rubrique « rédaction ». La rédaction à plusieurs est une bonne chose, un ouvrage portant sur la totalité de l’Histoire romaine, incluant les domaines politiques, militaires, artistiques, etc, ne pouvant être sérieusement laissé aux soins d’une seule personne. Les noms des rédacteurs ne me disent rien, mais l‘ouvrage est ouvertement généraliste, l’absence de grands spécialistes ne me choque donc pas outre mesure.

L’éditeur (editorial sol90) m’était également inconnu, et le livre fait partie d’une collection nommée « l’Histoire universelle », comptant apparemment 16 livres traitant d’un grand nombre de périodes historiques.

Passons maintenant à l’essentiel : la pertinence (ou non) de ce livre. Ayant des connaissances plus que limitées  sur les Etrusques, et la période républicaine ne m’étant pas familière, je me suis concentré sur les pages couvrant les guerres civiles, l’avènement de l’empire et l’histoire de celui-ci jusqu’à la fin du IIIè siècle (p. 74 à 105, si vous voulez tout savoir).

Et je dois dire que, globalement, je m’attendais à pire. Dans tout ce qui traite de César et de l’arrivée au pouvoir d’Auguste, j’ai finalement relevé bien peu d’énormités. Mention spéciale toutefois à « en ajoutant à son nom, Octave, le titre d’auguste (1), il se divinisa de son vivant » (p.83) qui m’a fait bondir. La divinisation de l’empereur de son vivant ne commence à se manifester que sous le règne de Commode, deux siècles plus tard. A part cela, on note quelques petites erreurs factuelles de ci de là, comme cette attribution d’un « pouvoir tribunitien pour une durée illimitée » à César (p.79). Outre que ce pouvoir est en réalité attribué à Auguste en 23 av. J.-C., on parle plutôt de puissance tribunicienne. Sans doute une traduction un peu hâtive.

En revanche, je suis plutôt satisfait du traitement de la mise en place de l’Empire. Le sujet est assez complexe, comprenant diverses manipulations institutionnelles, il est pourtant résumé en une seule page (p.86) de façon claire et sans trop de raccourcis. J’avoue volontiers être incapable de résumer ces épisodes en aussi peu de phrases. La description de l’élargissement des frontières est également de plutôt bonne qualité. On regrettera l’impasse faite sur les difficultés d’établir un principe de succession, évoquées par allusion mais sans réelle clarification, alors qu’elles jouent un rôle important dans les évènements qui auront lieu ensuite. Toutefois, la place étant limitée, je pense qu’on peut excuser cette absence.

Dans le chapitre suivant, les choses se gâtent quelque peu. On passera rapidement sur quelques curiosités (« Séjan, préfet du prétoire et chef de la garde impériale », p.100. Mais le préfet du prétoire est le chef de la garde impériale. Où encore « Titus […] supprima la peine de mort », p.101. Euh ?) pour arriver à quelques petites choses plus gênantes (sans toutefois être rédhibitoires). Ainsi, p.102, se trouve l’affirmation que « le gouvernant devait adopter et choisir au mieux son successeur ». Cette théorie du « choix du meilleur » doit en réalité plus être vue comme une propagande officielle d’époque que comme une réalité. De même, s’agissant de Sévère Alexandre, p.104, affirmer qu’il « rétablit partiellement l’autorité du Sénat et forma un grand conseil de jurisconsultes » est plus qu’hâtif. C’est ce qu’affirme l’Histoire Auguste, dont j’ai déjà évoqué la partialité.

Après ces deux exemples, je commençais à me dire que le rédacteur avait un peu trop collé aux sources d’époque. Impression confirmée quelques lignes plus loin, quand l’empereur Sassanide qui a affronté Sévère Alexandre est nommé Artaxerxès Ier. En réalité, il se nomme Ardashir, et le nom d’Artaxerxès lui a été attribué arbitrairement par Hérodien en référence à un empereur perse des guerres médiques.

C’est page suivante que se trouvent les points qui m’ont le plus agacé, quand l’ouvrage évoque le IIIè siècle et sa crise, dont j’ai déjà parlé ici. On trouve alors des phrases comme « Le Bas-Empire romain commençait, ainsi que, dans la forme au moins, le Moyen-âge » (en 270 ap. J.-C. ? Ouch.), ou « il créa une religion d’Etat, monothéiste, à sa mesure, dans laquelle le Soleil était le dieu suprême » (le culte de Sol Invictus existait bien avant le règne d’Aurélien, et s’il a contribué à sa mise en avant, il ne l’a en aucun cas fondé, ni n’en a fait une religion d’Etat), les deux derniers mots de la page enfonçant le clou, parlant de « terrible décadence », le tout après un portrait absolument apocalyptique de cette fin de IIIè siècle. Visiblement, les historiens ont encore du travail à faire pour populariser la notion d’Antiquité tardive.

J’ai par curiosité feuilleté la suite de l’ouvrage, et il me semble que celui-ci redresse la barre après ce passage peu reluisant (même si on n’échappe pas à quelques généralisations, comme les procurateurs qui sont de « cupides percepteurs d’impôts » (p.115)). On peut donc espérer que la partie traitant des IIè et IIIè siècles était confiée à un rédacteur un peu moins doué que les autres.

En résumé (car je vois que je me suis quelque peu étalé, la faute à une rédaction d’article complètement anarchique), je dirai que cet ouvrage est finalement, dans la branche des livres vulgarisateurs, tout à fait correct. On y trouve les erreurs, approximations et autres généralisations abusives communes à tous les ouvrages du même genre, mais dans l‘ensemble le livre est clair et cohérent, et peut constituer une base acceptable pour des néophytes complets en histoire romaine qui obtiendront ainsi un rapide aperçu qui leur donnera peut-être envie d’approfondir un peu. Sachant qu’on peut obtenir cet ouvrage pour 3€50, je dois dire que j’ai été, finalement, agréablement surpris (il faut dire que je partais avec un a priori négatif, rapport au titre). Ce n’est certes pas un grand livre historique, mais c’est loin d’être un torchon bourré d’erreurs. Et c’est déjà ça.
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(1)  On remarque qu’Auguste s’est fait sucrer sa majuscule au passage. Toutefois, étant donné qu’on croise quelques erreurs typographiques dans les pages suivantes, je suppose qu’on peut mettre cela sur le compte d’une faute de frappe.
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31 août 2008 7 31 /08 /août /2008 12:54

Dans la seconde moitié du IIIè siècle, l’Empire Romain est dans une situation délicate. Les empereurs se succèdent à une cadence effrénée tandis qu’en Occident et en Orient, Germains et Perses Sassanides maintiennent une pression constante sur les frontières. C'est dans ce contexte que va avoir lieu l’aventure de Zénobie de Palmyre, une cité située dans l'actuelle Syrie, entre 267 et 272.

Pour bien comprendre ces évènements, un bref retour en arrière s’impose : En 259, l’empereur Valérien a été battu par les Perses et, humiliation suprême, capturé par ceux-ci. Il meurt en captivité une année plus tard. C’est dans ce contexte tendu que monte en puissance Odainath, « exarque des Palmyréniens ». Ce titre a été inventé en 251, lorsque la dynastie d’où est issu Odainath a proclamé que Palmyre était désormais une principauté héréditaire, vassale de Rome. Le pouvoir central, incapable d’assurer correctement la défense de l’Orient, s’appuya sur cette dynastie pour s’en occuper à sa place, lui confiant le commandement des troupes auxiliaires de la région, malgré la façon quelque peu cavalière dont elle était parvenue au pouvoir (normalement, un prince vassal doit tenir sa couronne de Rome, et non pas s’autoproclamer).

Cette stratégie montra son efficacité : Odainath infligea plusieurs défaites aux Perses, mettant fin à leurs razzias sur l’Orient romain. Devenu particulièrement puissant, Odainath est assassiné en 267, laissant le pouvoir à sa veuve, Zénobie.

On l’a vu, jusqu’ici, nulle velléité indépendantiste de la part de Palmyre : Odainath était un prince vassal, chargé par Rome de défendre une partie du territoire, une pratique qui n’était absolument pas nouvelle. Il n’avait pas plus tenté d’usurper le trône impérial, comme le montre l’absence de monnayage à son nom. Voyons maintenant le cas de Zénobie.

En 267, Zénobie se retrouve donc à la tête de la principauté et des troupes de son ancien époux. Elle donne à son fils Vabalath (1) le nom de Roi des Rois, qu’avait pris Odainath après avoir vaincu les Perses, dont les souverains portent ce titre (C’est bien évidemment honorifique et fictif, Zénobie et son fils n’ont pas la moindre autorité sur le territoire perse). Régnant à travers son fils, Zénobie rompt avec l’attitude de son ancien époux : elle commence immédiatement à faire battre monnaie à son effigie et celle de son fils, et fonde une ville, deux actes relevant du domaine exclusif de l’empereur. A-t-on cette fois-ci une tentative d’indépendance vis-à-vis de l’Empire ?

Les inscriptions, les documents officiels, et les frappes de monnaie nous prouvent que non : en effet, de 267 à 270, Zénobie tente d’imposer son fils comme co-empereur, régnant sur l’Orient tandis que l’empereur légitime règne sur l’Occident. Vabalath a un rang légèrement inférieur à l’autre empereur, celui-ci étant nommé Auguste sur les frappes de monnaies, Vabalath se contentant du titre d’Empereur. Autrement dit, Zénobie ne cherchait pas à se tailler un royaume en dehors de l’Empire, mais à créer un régime bicéphale pour celui-ci.

En 270, l’Egypte tombe dans l’escarcelle de Zénobie. Maintenant qu’elle contrôle la principale source d’approvisionnement en blé de Rome, elle croit pouvoir passer à l’étape supérieure : monnaies et actes officiels placent désormais le nouvel empereur légitime, Aurélien, et Vabalath sur un pied d’égalité, tous deux étant appelés Auguste. Toujours pas de tentative d’indépendance : Aurélien reste reconnu comme un empereur légitime, et l’Orient contrôlé par Palmyre reste une part de l’Empire.

Il semblerait qu’Aurélien ait refusé ce partage de l’Empire, puisque peu après, l’armée palmyrénienne se met en route vers la Turquie et, de fait, vers l’Occident, dans le but évident de renverser l’Empereur et d’unifier l’Empire au profit de Palmyre.

Toutefois, l’empereur Aurélien, soldat sorti du rang, ne l’entend pas de cette oreille. A la tête de ses troupes, il marche vers la Turquie et bat à plusieurs reprises les troupes de Zénobie, les repoussant vers Palmyre qui, finalement, se rend sans résistance. Zénobie est faite prisonnière, tandis que le sort de Vabalath nous est inconnu.

Le sort de Zénobie en elle-même est incertain : selon l’Histoire Auguste, l’empereur Aurélien, magnanime, l’aurait graciée après l’avoir exhibée lors de son triomphe à Rome.

Le récit de ces évènements nous montre une chose : à aucun moment Zénobie n’a cherché à se séparer de l’Empire. Cette aventure n’est donc en aucun cas à mettre sur un hypothétique patriotisme, qui aurait dans ce cas plutôt cherché à sortir de l’Empire, contrairement à ce qui a pu être affirmé dans certaines études.

D’autre part, l’idée de partage de l’Empire, imaginé par Zénobie, sera mise en application quelques années plus tard, par Dioclétien, qui instituera une séparation administrative (et seulement administrative) de l’Empire, chaque moitié étant administrée par un empereur et son César.

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(1) Ou Wahballat.

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Le thème de Zénobie semblant avoir une certaine popularité, on peut trouver un certain nombre d’ouvrages parlant d’elle. Comme d’habitude quand un thème amène une production importante d’ouvrages, je ne peux que conseiller la méfiance vis-à-vis de ceux-ci. Pour cet article, j’ai principalement utilisé un article de P. Veyne, Palmyre et Zénobie : entre l’Orient, la Grèce et Rome, dans son ouvrage L’Empire gréco-romain, paru en 2005 aux éditions du Seuil, ouvrage qui présente l’avantage d’être très facile à trouver et agréable à lire.

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26 août 2008 2 26 /08 /août /2008 17:46

J’ai eu, au fil des billets déjà publiés, plusieurs occasions d’évoquer les historiens anciens, et en particulier leur fâcheuse tendance à faire montre d’un penchant pour la langue de vipère, voire à la franche exagération, comme c’est le cas pour ce pauvre Néron, qui n’en méritait pas tant.

Pour bien montrer à quel point l’utilisation de ces sources peut être particulièrement délicate, je vais prendre un exemple, certes un peu outrancier, mais malgré tout révélateur : celui du traitement du règne de l’empereur Sévère Alexandre par l’Histoire Auguste.

Sévère Alexandre est un empereur qui a régné de 222 à 235 ap. J.-C. Arrivé sur le trône à 14 ans suite à un complot tramé en partie par sa mère, il a passé la majeure partie d’un règne sans grand éclat dans l’ombre de celle-ci.

On pourrait donc penser, logiquement, que la place qui lui est réservée dans les écrits des historiens anciens est réduite. Et on ferait erreur. Car la Vita Alexandri, c’est-à-dire le livre de l’Histoire Auguste consacré à Sévère Alexandre, est le plus fourni de toute l’œuvre.

Mais commençons par nous intéresser à l’Histoire Auguste en général. Cet ouvrage est prétendument dû à six auteurs différents : Aelius Spartianus, Julius Capitolinus, Vulcacius Gallicanus, Aelius Lampridius, Trébellius Pollion et Flavius Vopiscus, l’auteur de la Vita Alexandri étant Aelius Lampridius. En réalité, il a été démontré qu’il s’agissait d’un seul auteur, inconnu, écrivant au IVè siècle. Ainsi, il n’a pas vécu les évènements qu’il relate dans sa Vita Alexandri, et le fonctionnement de l’Empire a beaucoup changé depuis. L’Histoire Auguste est donc notoirement connue pour être truffée d’imprécisions, d’anachronismes, de déformations, voire parfois d’affabulations pures et simples.

Le récit de la vie de Sévère Alexandre, en particulier, prend de véritables airs d’hagiographie, le transformant en archétype même du bon empereur et le parant de toutes les vertus, le portrait marquant d’autant plus qu’il suit celui d’Elagabal, présenté lui comme l’archétype du mauvais empereur, débauché et se moquant des problèmes de l’Empire.

Des sommets d’exagération son atteints lorsque l’auteur de l’Histoire Auguste nous relate la campagne menée par l’empereur Sévère Alexandre en Perse (1). Dans l’ouvrage, elle apparaît comme une victoire totale et grandiose, l’empereur, génial général, triomphant de sept cents éléphants, mille chars et plus de cent vingt mille cavaliers perses, revenant à Rome pour y célébrer un triomphe sous les acclamations enthousiastes du peuple et les louanges du Sénat lui octroyant les titres de Persicus Maximus et Parthicus Maximus.

Or il se trouve que l’Histoire Auguste n’est pas la seule source dont nous disposions sur le règne de Sévère Alexandre. En effet, Hérodien, qui est lui contemporain du règne, nous a également livré une biographie de cet empereur, et en particulier de sa guerre contre les Perses. Dans son ouvrage, elle apparaît comme une semi-victoire peu glorieuse, l’empereur étant resté à Antioche et ayant laissé deux armées qui comptaient sur lui sans soutien, aboutissant à la destruction totale d’une d’entre elles et à la fuite de l’autre par les montagnes. De plus La numismatique et l’épigraphie ne nous livrent aucune trace d’une cérémonie du triomphe de Sévère Alexandre, pas plus que des titres de Persicus Maximus et Parthicus Maximus.

On voit donc bien la difficulté d’utiliser les sources littéraires. L’Histoire Auguste est un exemple extrême (certains historiens évitent d’ailleurs totalement de l’utiliser, la considérant comme complètement fantaisiste. C’est un peu exagéré, je trouve, tout n’est pas à jeter), mais le problème peut se poser pour toutes les sources, qu’elles soient contemporaine ou pas. La raison en est qu’un historien ancien n’a pas forcément pour but premier de présenter la vérité, mais, par exemple, de raconter des anecdotes (Suétone, en particulier, aime beaucoup ça) ou encore de produire une histoire avec une morale, sans parler du fait déjà évoqué que la plupart des auteurs appartiennent à la classe sénatoriale, ce qui biaise leur jugement et peut les amener à décrire comme totalement monstrueux un empereur qui était finalement plutôt apprécié.

Pour résumer, disons que la source littéraire est un outil qui peut se révéler très précieux, pour peu qu’on dispose au préalable de connaissances solides qui permettent d’effectuer un tri parmi les informations, le mieux étant de disposer de plusieurs auteurs sur la même période pour croiser les sources.

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(1) La Perse renait de ses cendres durant le règne de Sévère Alexandre, avec l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle dynastie, les Sassanides, qui soumet les Parthes qui étaient jusqu’ici les voisins (et vieux ennemis) des Romains, avant de lancer une attaque contre l’Empire.

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21 août 2008 4 21 /08 /août /2008 10:53

Dans la lignée des idées reçues faisant de César un empereur et des derniers siècles de l’Empire Romain une interminable décadence, on peut noter la conviction tenace de Néron était un ignoble tyran.

Et jugez donc ! Incendiaire de Rome, tortionnaire des Chrétiens, assassin  et mégalomane, comment pourrait-on dire qu’il n’était pas un empereur abominable ?

Et pourtant…

Mais commençons par le grand incendie de Rome. Celui-ci se déclenche le 18 juillet 64 ap. J.-C. et ravage la ville durant neuf jours. Trois des quatorze régions de Rome sont entièrement détruites, sept autres endommagées (1). Plusieurs historiens anciens, dont Suétone et Dion Cassius, accusent l’empereur d’être à l’origine de ce sinistre. Ils rapportent ainsi que l’incendie s’est étendu dans toutes les directions sans tenir compte du vent et qu’il a repris après s’être arrêté, tandis que  des hommes ont empêché les secours d’éteindre le feu en prétendant avoir des ordres de Néron ; que des bâtiments en pierre situés à l’emplacement de la future Domus Aurea de Néron ont été rasés par des engins de guerre et non détruits par l’incendie ; que Néron s’est installé sur le toit de son palais pour jouer de la harpe tout en chantant la chute de Troie en admirant l’incendie ; et qu’il s’est chargé de l’évacuation des décombres et des cadavres uniquement pour récupérer ce qui restait dans les ruines.

Dans les faits, rien ne permet d’affirmer que Néron a bien voulu ce désastre, que Tacite présente comme le plus grand incendie jamais subi par Rome. En effet, l’incendie a très bien se répandre dans plusieurs directions sans l’aide de quiconque, et reprendre de lui-même à cause de braises. La destruction des bâtiments en pierre, que Suétone présente comme une volonté de faire de la place pour la future résidence impériale, tiendrait plus selon Tacite de la volonté de créer un espace vide pour stopper la progression du feu. De plus, les incendies à Rome, comme dans toutes les autres grandes villes antiques, étaient relativement fréquents, à cause de l’utilisation de matériaux inflammables dans les constructions combinée  à l’usage de braseros et à l’étroitesse des rues. Rien ne permet donc de conclure que l’incendie soit d’origine criminelle. D’autre part, Néron ne se trouvait pas à Rome lors du départ de l’incendie, et de nombreuses œuvres d’art qu’il appréciait ont été détruites par le feu. Enfin, Tacite reconnaît lui-même que les individus qui retardaient es secours, prétendument sur ordre de Néron, pouvaient très bien être des pillards ayant agi de leur propre chef et ayant utilisé ce prétexte pour avoir les mains libres.

Passons maintenant aux persécutions de chrétiens. Elles ne sont pas sans lien avec l’incendie de Rome, puisque Tacite nous rapporte que, voulant faire taire les rumeurs qui couraient sur son implication dans le sinistre, Néron les aurait choisis comme bouc émissaire. Les Chrétiens se prêtaient bien à ce rôle, car leur réputation à l’époque était loin d’être bonne. Tacite les qualifie d’ « hommes détestés pour leurs abominations » et d’« exécrable superstition », Suétone parle de « nouvelle et maléfique superstition ». De nombreux Chrétiens sont alors arrêtés et exécutés, selon des procédés allant du lâchage dans l’arène avec des animaux sauvages à l’emploi comme torches humaines. On devine alors une autre raison qui fait qu’aujourd’hui, Néron est communément présenté comme un monstre sanguinaire : l’historiographie chrétienne s’est employée à le présenter comme tel, le classant parmi les persécuteurs, voire comme une figure apocalyptique, une sorte d’Antéchrist.

Dans les faits, le règne de Néron n’est pas réellement un règne de persécution. Les exécutions de Chrétiens sont localisées uniquement à Rome, on n’assiste pas à l’édiction de lois instituant une chasse aux Chrétiens. D’autre part, les supplices utilisés ne peuvent servir à démontrer l’extrême cruauté de Néron : en effet, il n’est en aucun cas l’inventeur du procédé, assez atroce, consistant à crucifier des condamnés vêtus de vêtements imbibés de poix avant de les enflammer : c’était tout simplement le châtiment réservé aux incendiaires dont les méfaits avaient causé des morts.

Passons à des aspects plus généraux du règne de l’empereur : il arrive au pouvoir à 17 ans, ce qui fait de lui le plus jeune empereur depuis la fondation du régime, sans expérience militaire préalable, quasiment inconnu de l’armée. Ce trait est important : en mal d’autorité naturelle, l’empereur, angoissé, va chercher à s’imposer, parfois brutalement, ce qui peut expliquer quelques purges ayant eu lieu durant son règne.

Néron est avant tout un prince fasciné par l’Orient, et en particulier la Grèce,  qu’il proclame « libérée » en 67 ap. J.-C. De ce fait, il aura, même après sa mort, une certaine popularité dans cette partie de l’Empire, ce qui fait qu’il faut nuancer l’idée de la « mauvaise réputation » de cet empereur.

Néron était également un homme de culture : là ou certains historiens anciens raillent sa tendance à écrire des vers, Tacite nous dit qu’ils étaient loin d’être ridicules, et que Néron, sans être un immense artiste, était indéniablement doué.

C’était également un homme qui avait des projets grandioses pour Rome, qu’il rêvait de rebâtir en une « Neropolis » centrée sur son gigantesque palais, la domus aurea (2). De plus, sous son règne, l’empire ne s’est pas particulièrement mal porté : les campagnes militaires sont victorieuses, le gouvernement est bien assuré, et la dévaluation de la monnaie entreprise sous ce règne est un succès, malgré ce que peuvent affirmer les sources antiques selon lesquelles il aurait totalement délaissé le pouvoir.

Mais alors, si la situation était loin d’être aussi noire que ce qu’on a pu longtemps croire, comment expliquer la quasi-unanimité des sources antiques dans la détestation de Néron ? Pour le comprendre, il faut sans doute prendre en compte l’origine sociale des auteurs anciens. Tous ou presque sont des membres de l’aristocratie sénatoriale, la couche haute de la société romaine. Or, cette aristocratie a été la classe sociale la plus durement touchée par le règne de Néron. Celui-ci, qui vivait dans la crainte des complots (et pas forcément à tort), a tout naturellement soupçonné en premier lieu les Sénateurs, avec lesquels il a eu des relations exécrables pendant une partie de son règne et qui ont subi plusieurs purges.

En juin 68 ap. J.-C., Néron, déclaré ennemi public par le Sénat et confronté à plusieurs rébellions dans les provinces, se suicide. En mourant, il se serait exclamé « Qualis artifex pereo ! » (Quel artiste périt avec moi !)

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(1) Divisions administratives de la Ville, datant de l’époque augustéenne.

(2) Ce projet n’a assurément pas aidé à faire disparaître les rumeurs l’accusant d’avoir volontairement incendié la ville.

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Ceux qui veulent ens avoir plus sur Néron pourront se reporter à sa biographie, écrite par E. Cizek : Néron, paru aux éditions Fayard en 1982, ouvrage de bonne qualité malgré son âge. (Eh oui, on a beau parler de choses ayant eu lieu il y a 2000 ans, un  ouvrage datant d'il y a plus de 20 ans se doit d'être pris avec des pincettes tant les conceptions peuvent évoluer. Ici cependant, il ne semble pas que l'ouvrage soit trop daté, et il nuance bien la vision négative du règne de Néron)

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12 août 2008 2 12 /08 /août /2008 18:04

Le 15 mars 44 av. J.-C., Jules César est assassiné en pleine séance du Sénat par un groupe de sénateurs conjurés qui le poignardent, dit-on, à 23 reprises. Qui était à l’origine de ce complot, et pourquoi a-t-il eu lieu ?

En 45 av. J.-C., les guerres civiles sont (momentanément) terminées, au profit de Jules César qui a écrasé ses ennemis, ce qui le laisse seul au pouvoir. De 46 à 44 av. J.-C., Jules César accumule les titres et honneurs. Entre Aout et septembre 46, il se voit accorder le droit de procéder à pas moins de quatre triomphes, célébrant ses victoires sur la Gaule, l’Egypte, le Pont (1) et l’Afrique, puis un cinquième en 45 après son ultime victoire sur les partisans de Pompée, son adversaire dans cette guerre civile.

En 46, la dictature, une magistrature d’exception censée être utilisée dans les cas d’urgence et théoriquement limitée à 6 mois, lui est confiée pour dix ans par le Sénat, puis lui est octroyée à vie en février 44, lui octroyant ainsi un pouvoir virtuellement sans limites.

Il gagne également le droit de porter en permanence des chaussures et une toge de couleur pourpre, ainsi qu’une couronne de lauriers, ornements normalement attachés uniquement au triomphe. Les monnaies romaines sont gravées à son effigie, tandis qu’un serment de fidélité est prêté sur son nom et qu’un siège plaqué d’or lui est attribué au Sénat.

Cette prééminence de César dans la vie publique romaine ne va pas sans lui attirer des inimitiés au Sénat, où certains l’accusent d’aspirer à la royauté, régime honni par les Romains. Son partisan Marc-Antoine n’arrange pas les choses en proposant à César, lors d’un défilé, le diadème royal, que César repousse à trois reprises. A cela, il faut ajouter la perspective d’une nouvelle guerre contre les Parthes, qui ont écrasé des légions romaines quelques années auparavant. A cette fin, César masse 16 légions en Epire et en Macédoine, mais l’idée de cette guerre inquiète jusqu’à ses partisans.

C’est dans ce contexte que le complot va se tramer. Un sénateur, Cassius, que certains auteurs anciens accusent d’avoir agi par dépit de ne pas avoir été nommé consul en 44, regroupe des opposants. Il pousse Brutus à devenir le chef symbolique des conjurés (2), bien que celui-ci ait été comblé d’honneurs par César.

Le 15 mars, jour des Ides de Mars, est choisi par les conjurés pour passer à l’action. Marc-Antoine est mis à l’écart par de faux solliciteurs, un conjuré du nom de Metellus s’assure que César ne porte aucune protection en tirant sa toge, puis les comploteurs tirent leurs poignards et assaillent César. Brutus aurait porté le dernier coup, faisant dire à César « Tu quoque, mi fili » (Toi aussi, mon fils) (3). Ironie du sort, César tombe aux pieds de la statue de Pompée, son rival (4).

Plusieurs points ont fait dire à des historiens, dont Suétone, que César aurait souhaité cette mort. En effet, un mois auparavant, César avait licencié sa garde personnelle, se retrouvant de fait sans protection. Il n’a tenu aucun compte des différents avertissements à propos du complot qui se tramait,  et a également négligé de multiples mauvais présages, se résignant tout au plus à ne pas prendre de décisions importantes le 15 mars. Il aurait déclaré souhaiter une mort « soudaine et inattendue », et, de plus, la maladie dont il souffrait aurait fait qu’il ne souhaitait pas vivre davantage.

Bien entendu, ce ne sont que des hypothèses. On peut aussi considérer que César a licencié sa garde et n’a tenu aucun compte des avertissements parce qu’il croyait à sa bonne fortune et qu’il avait la conviction que sa mort engendrerait un tel chaos qu’on n’oserait pas s’en prendre à lui. De fait, sa mort a bien été porteuse de chaos, puisque les guerres civiles qui ont été déclenchées alors ne prirent fin qu’en 31 av. J.-C.

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P.S : La première saison de la série Rome retrace fidèlement un certain nombre des éléments du complot (comment Brutus a été poussé à y participer, notamment) et les circonstances de l’assassinat en lui-même, malgré quelques absences, dont celles de la tentative de couronnement par Marc-Antoine et les derniers mots de Jules César.

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(1) Un royaume d’Asie Mineure, situé dans l’actuelle Turquie, au bord de la Mer Noire.

(2) Brutus est également le nom du Romain qui avait chassé de Rome le dernier roi, Tarquin le Superbe. Faire de son homonyme le chef des conjurés contre un homme accusé d’aspirer à la royauté était plutôt habile.

(3) Sauf qu'il l'a dit en Grec, καὶ σὺ τέκνον. Le Grec est à l'époque la langue naturelle des élites romaines, davantage que le latin.

(4) La Curie ou se réunissait habituellement le Sénat ayant brulé quelques années auparavant, le Sénat se réunissait de façon temporaire dans la Curie de Pompée, en attendant que la Curie de César soit achevée.

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3 août 2008 7 03 /08 /août /2008 15:02
Dans la lignée de ce billet de la primavera sur la paléographie, je vais parler aujourd'hui d'une autre de ce qu'on appelle les "sciences annexes" de l'Histoire : l'épigraphie.
Comme son nom ne l'indique pas, une science annexe est quasiment indispensable pour un historien : difficile d'être un médiéviste (Erk !) ou un moderniste sans maîtriser un minimum la paléographie. De même, difficile d'étudier l'histoire antique sans être capable de faire un peu d'épigraphie.

Mais commençons par le commencement : l'épigraphie, qu'est-ce que c'est ?
Comme Wikipedia le définit si joliment, "L'épigraphie est l'étude des inscriptions sur des matières non putrescibles, comme la pierre (on parle alors d'inscriptions lapidaires), le métal ou l'argile."
Et des inscriptions de ce genre, autant dire qu'on en rencontre beaucoup lorsqu'on étudie l'antiquité. Enormément, même. Au début du siècle, des savants, menés par l'allemand Théodor Mommsen, ont entrepris de rassembler toutes les inscriptions latines connues dans un seul recueil. Bien des années plus tard, cette initiative a donné le C.I.L, le Corpus Inscriptionum Latinarum, instrument devenu indispensable qui regroupe des dizaines de milliers d'inscriptions en latin, plus ou moins fragmentaires (1).

Les inscriptions découvertes depuis (et il y en a d'autres dizaines de milliers) sont rassemblées tous les ans dans une revue nommée l'Année Epigraphique, abrégée A.E.

Maintenant, en quoi consiste au juste l'épigraphie ? Tout simplement à déchiffrer ces inscriptions, qui peuvent fournir des renseignements particulièrement précieux. Là ou les sources littéraires fournissent des versions remaniées ou erronées, l'épigraphie peut nous donner le texte original, sans remaniements. Ainsi, les res gestae divi Augusti, dont j'ai parlé ici, ont été retrouvées gravées en différents endroits de l'empire, nous permettant d'avoir connaissance du texte rédigé par Auguste autrement que par quelques allusions de la part des auteurs anciens.

Vous vous en doutez, il ne suffit pas de lire l'inscription et de la traduire. Tout d'abord, ceux qui font ou ont fait du latin savent que dans cette langue, il n'y a ni ponctuation, ni espaces.
Ainsi, le début des catilinaires, de Cicéron, qui est "quousque tandem abutere Catilina patientia nostra" (Jusqu'à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ?) se présenterait de la sorte :

QUOUSQUETANDEMABUTERECATILINAPATIENTIANOSTRA

C'est déja moins lisible. Pour être honnête, il arrive quand même fréquemment que les mots soient séparés par des points.

Cependant, les problèmes ne s'arrêtent pas là : en effet, il arrive fréquemment que les inscriptions soient incomplètes. Il peut manquer au support un coin, la moitié haute, un côté, divers fragments, etc. Voilà qui ne facilite guère la tâche de l'épigraphiste.

Enfin, et ce n'est pas la moindre des difficultés, il n'y a, sur ce genre d'inscriptions, quasiment aucun mot d'écrit en entier. En effet, graver sur du marbre, c'est long, le marbre n'est pas donné, donc on abrège. Et on abrège beaucoup.

Mais un exemple vaut mieux que des longs discours :

Cliquez pour agrandir

Cette inscription porte le doux nom de CIL VI 1088, c'est-à-dire que c'est l'inscription 1008 du tome VI du C.I.L. Ce tome rassemble les inscriptions en provenance de Rome, c'est donc de là que provient cette inscription.

C'est un panneau en marbre dédié à un empereur. La majeure partie de l'inscription est donc constituée de la titulature impériale, c'est-à-dire le nom de l'empereur suivi de l'énumération de ses titres et pouvoirs.

L'inscription est simple : il ne manque aucun morceau, les lettres sont clairement formées et peu usées, les mots sont séparés par des points.

Passons au plus intéressant : le déchiffrage. Voici ce qu'on peut lire :

M. Aurelio Caesari cos II Imp Caesaris T. Aeli Hadriani Antonini Aug Pii Pontific Maximi Tribunic Potest VIIII Imp II cos IIII p p filio decuriales pullari et h v.

Les suites de lettres surmontées par une barre sur l'original indiquent des chiffres. L'inscription dispose d'un autre avantage : les mots sont très peu abrégés. Développons tout de même un peu. Quand on développe un mot en épigraphie, on l'indique par des parenthèses. Les retours à la ligne sur le texte original sont indiquée par un |.Voici donc le texte restitué :

M(arco) Aurelio Caesari |co(n)s(uli) II | Imp(eratoris) Caesaris T(iti) Aeli Hadriani | Antonini Aug(usti) Pii |Pontific(is) Maximi | tribunic(ia) potest(ate) VIIII | Imp(eratoris) II co(n)s(ulis) IIII P(atris) P(atriae) filio | Decuriales pullari | et h(onore) u(si)

Comment ai-je fait ? C'est assez simple. Tout d'abord, la déclinaison (le latin, pour ceux qui ne savent pas, est une langue à déclinaison). Je n'utilise pas le nominatif parce que l'inscription est dédiée à l'empereur, ce sera donc un datif, sauf pour le dédicant (la personne (ou le groupe de personnes) qui a fait graver l'inscription), qui va lui être au nominatif, à savoir Decuriales pullari | et h(onore) u(si). Ensuite, les abréviations sont très stéréotypées, et dans le cadre d'une titulature impériale, tribunic potest ne peut faire référence qu'à la puissance tribunicienne, pouvoir civil que j'ai évoqué ici, et est donc facile à développer. Dans le même ordre d'idées, p p ne peut signifier que pater patriae, père de la patrie. De même, les prénoms romains sont très peu nombreux (17, au total). Un M seul dans un nom donnera donc toujours Marcus, un T Titus, etc.

Ainsi, l'épigraphie (du moins concernant les titulatures impériales) est relativement simple. On retrouvera toujours à peu près les mêmes abréviations, un peu de bon sens fait le reste.

Passons maintenant à la traduction. La majeure partie ne présente pas la moindre difficulté :

A Marcus Aurelius César, consul deux fois, fils de l'empereur César Titus Aelius Hadrianus Antoninus Auguste, Pieux, grand pontife, investi de la puissance tribunicienne pour la neuvième fois (2), salué imperator deux fois, consul quatre fois, père de la patrie...

On a donc une inscription dédiée au fils d'un empereur, durant le règne de ce dernier. Ici, c'est Marc-Aurèle, fils d'Antonin le Pieux. (Fils adoptif, mais ce genre de détails n'entre absolument pas en considération).

Pour le dédicant, c'est un peu plus délicat. Cela donne :

Les pullaires réunis en décurie et ceux qui ont bénéficié de cet honneur, (ont fait élever cette statue)

« ont fait élever cette statue » est entre parenthèses car il ne figure pas de facto dans le texte, mais est seulement sous-entendu. Il faut toutefois le mettre, sinon la traduction est un peu bancale.

Les pullaires sont des augures chargés de nourrir les poulets sacrés. « Réunis en décurie » indiquent qu'ils forment un collège de dix. « Ceux qui ont bénéficié de cet honneur » désigne les anciens pullaires qui ont participé à la dédicace.

Nous sommes donc en présence d'une base de statue dédiée au futur empereur Marc-Aurèle de la part d'un collège de pullaires, une catégorie d'augures.

Pour mettre en application ce que vous venez de lire, voici une petite inscription :

Cliquez pour agrandir

Elle est un peu endommagée en haut à gauche, mais comme il s'agit d'une titulature impériale, les abréviations utilisées (ou à peu près les mêmes) ont déjà été développées dans l'exemple de ce billet. Essayez de me développer et traduire ça en commentaires !

 


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(1) Une tentative similaire a eu lieu pour les inscriptions grecques, mais a échoué, ce qui fait que l'épigraphiste grec doit faire face à une multitude de recueils, au lieu d'un seul. Pas de chance.

(2) On a vu que la puissance tribunicienne était renouvelable tous les ans. Ceci permet donc, en disposant des tables adaptées de dater à l'année près cette inscription. En l'occurrence, celle-ci date de 146 ap. J.-C.

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30 juillet 2008 3 30 /07 /juillet /2008 21:10

Dans l'histoire romaine, la date de 31 av. J.-C., année ou a lieu la bataille d'Actium, est communément admise comme étant celle de la fin de la République, tandis que 27 av. J.-C. est l'année de l'avènement de l'Empire (ou du Principat, pour être plus précis, et plus juste).

Cependant, ces dates définies avant tout pour des questions de commodité ne doivent pas être vues comme représentant des changements radicaux, ou comme ayant induit des bouleversements clairement perçus par leurs contemporains.

En 31 av. J.-C., Rome sort d'une série de guerres civiles, qui se sont traduites par de nombreux contournements des institutions en place (l'institution de triumvirats plaçant trois hommes à la tête de l'Etat, la dictature à vie de César, etc.)
Cette année-là, le deuxième triumvirat, qui rassemblait Octave (le futur Auguste), Marc-Antoine, et Lépide, est définitivement démantelé. Lépide était déja à l'écart depuis plusieurs années, et les deux triumvirs restants se sont livré à une guerre civile qui vu la mort de Marc-Antoine et la victoire d'Octave. Celui-ci reste donc le seul triumvir encore en place, rendant la structure obsolète.

Octave va alors s'appliquer à rester au pouvoir, mais d'une façon innovante. Il n'y a pas de proclamation officielle d'un quelconque empire, encore moins d'une royauté (la royauté est une institution abhorrée à Rome). Octave sait qu’affirmer officiellement l’instauration d’un pouvoir de type personnel, même ne portant pas le nom de royauté, et ainsi de bouleverser les institutions traditionnelles de la République, est dangereux, son père adoptif Jules César en ayant fait les frais en 44 av. J.-C.

Un document se révèle particulièrement éclairant pour comprendre l’habileté d’Octave : les res gestae divi Augusti, les actions du divin Auguste, qui sont un résumé par Auguste de sa propre action.

Dans ce texte, Auguste se présente comme le restaurateur de la République, celui qui a ramené les institutions à la normale. Or, il est incontestable que le régime d’après 31 av. J.-C. était bien un régime personnel, qui plus est héréditaire. Que s’est-il passé, alors ?

Il y a effectivement eu une restauration des anciennes institutions républicaines. L’arrivée au pouvoir d’Auguste se traduit par un retour au bon fonctionnement de ces anciennes institutions : les magistrats sont de nouveau élus correctement, les carrières suivent de nouveau un cours normal.

Cependant, la formule de Tacite se révèle éclairante : « A Rome tout était calme, rien de changé dans le nom des magistratures ». Les noms, en effet, sont inchangés. Toutes les apparences sont restituées, mais un changement fondamental a eu lieu : au-dessus de toutes ces fonctions se trouve désormais Auguste, qui chapeaute la vie publique.  Certaines anciennes fonctions sont totalement vidées de leur substance, tout en continuant à exister. Le Sénat continue à exister et à débattre, mais Auguste maîtrise l’ordre du jour et peut amender ou opposer son veto à toute décision de l’assemblée.

Pour gouverner, Auguste ne crée pas de nouvelles fonctions : il se contente de rassembler sur sa personne un grand nombre de pouvoirs juridiques, civils, militaires et religieux déjà existants, ainsi que des titres honorifiques, qui augmentent son autorité morale.

Ainsi, le surnom d’Auguste, qui lui est accordé en 27 av. J.-C., n’apporte aucun pouvoir au sens propre, mais l’autorité morale qu’il confère sera particulièrement utile au fondateur du nouveau régime. De même, princeps, autre titre d’Auguste, est une simple distinction honorifique, faisant de lui le premier des citoyens. Toutefois, étant le premier des citoyens, c’est naturellement à lui que devait revenir la direction des affaires publiques. Dans le même ordre d’idées, le titre honorifique de « père de la patrie » lui est accordé en 2 av. J.-C.

La prééminence morale d’Auguste lui est également accordée grâce à une utilisation astucieuse de la mémoire de son père adoptif : profitant du passage d’une comète lors de jeux destinés à honorer celui-ci, il le fait déclarer divus, divinisé, devenant ainsi lui-même le fils d’une divinisé, ce qui assure un poids moral certain.

Ainsi, même lorsqu’il est censé être sur un pied d’égalité avec des collègues, Auguste s’assure de pouvoir emporter les décisions par son seul poids moral.

Auguste dispose bien évidemment de pouvoirs plus concrets : il commence par assurer le consulat, fonction suprême normalement annuelle, en continu pendant 8 ans, le temps de renforcer d’autres pouvoirs, puis abandonne cette fonction, pour des raisons bien compréhensibles : l’exercice prolongé de cette magistrature contredisait sa volonté proclamée de rétablir le cours normal des institutions.

Pour pallier à l’abandon du consulat, Auguste se fait octroyer un autre pouvoir : la puissance tribunicienne. Là encore, pas de bouleversement : ce pouvoir est celui détenu par les tribuns de la plèbe. Auguste ne pouvant en être un (cette fonction est réservée aux Plébéiens, et Auguste est d’une famille patricienne), il détache la puissance tribunicienne de la fonction de tribun de la plèbe et se la fait octroyer à vie, avec renouvellement automatique tous les ans. Ce pouvoir lui donne le statut de sacro-saint, qui interdit de lever la main sur lui et lui permet de faire condamner à mort quiconque le ferait, ainsi que, entre autres, le droit de réunir le Sénat et de lui opposer son veto.

Les fonctions religieuses tiennent également une grande place dans le nouveau pouvoir impérial. Il cumule de nombreuses prêtrises, parachevant son œuvre en 12 av. J.-C. avec le Grand Pontificat, la plus haute prêtrise romaine. Cette obtention tardive s’explique par le fait que cette fonction est accordée à vie, et que l’ancien triumvir Lépide, qui la détenait, était encore en vie avant cette date. (Et ce n’est pas faut de l’avoir assigné à résidence dans des marais infestés par le paludisme, pourtant…)

Cette accumulation de pouvoirs, qui placent de facto Auguste au sommet du pouvoir, s’accompagnent de mesures visant à démontrer qu’il ne fait que restaurer la res publica. La restauration de l’ordre dans les magistratures, on l’a vu, mais il va plus loin encore : lors d’une séance du Sénat en 27 av. J.-C., Auguste proclame officiellement qu’il abandonne tous ses pouvoirs et qu’il les rend au Sénat et au peuple de Rome, leur laissant le soin d’administrer les provinces dont il s’occupait jusqu’ici. Bien évidemment, le Sénat se récrie aussitôt qu’il ne peut administrer seul ces provinces, en propose certaines à Auguste, qui refuse, nouvelles propositions, acceptation (à contrecœur, évidemment) d’Auguste. Quelles sont ces provinces confiées à Auguste ? La Syrie, les Gaules, les Espagnes, et l’Egypte, le reste étant sous l’administration du Sénat. Le choix des provinces n’est, vous vous en doutez, pas anodin : celles qui restent sous l’autorité d’Auguste sont, par une heureuse coïncidence, toutes les provinces les plus militarisées du territoire romain. Les légions restent donc sous le contrôle d’Auguste.

Ainsi, tout en instituant un nouveau régime, avec un pouvoir personnel fort, Auguste parvient avec brio à se poser en restaurateur : il est celui qui a ramené la paix à Rome, qui a permis aux institutions de retrouver leur cours normal, et qui a redonné au Sénat et au peuple de Rome leur ancien pouvoir.

Toutefois, on l’a vu, cette « restauration » n’est qu’un masque. Avec Auguste, l’empereur devient le centre de la vie publique. Mais l’instauration de ce nouveau régime s’est faite progressivement et en douceur, grâce à l’utilisation et à l’accumulation de pouvoirs déjà existants et à une grande autorité morale plaçant l’empereur au-dessus des simples citoyens. De ce fait, le passage au nouveau régime n'est pas apparu aux contemporains comme un changement brutal, et ne doit pas davantage être perçu ainsi de nos jours.

_____

P.S. : Cet article ne se veut pas un exposé exhaustif des différents fondements du pouvoir impérial, ni même de toutes les subtilités de l'instauration du nouveau régime. Le sujet est extrèmement vaste, et je ne me sens pas capable de le traiter de façon à la fois exhaustive, concise et compréhensible par tous. Il faut donc le considérer comme une introduction au sujet, pas comme une démonstration complète.

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24 juillet 2008 4 24 /07 /juillet /2008 12:04
Après Jules César le non-empereur, attaquons-nous à une autre notion fermement ancrée dans l'imaginaire collectif : celle de la décadence de Rome.
En effet, pendant longtemps, l'histoire de l'empire romain après le règne de Marc-Aurèle (encore lui) a été présentée comme une longue décadence, tandis qu'un empire romain bouffi, corrompu et décadent, vautré dans ses orgies perpétuelles, s'écroulait lentement sur lui-même, aidé par les coups de boutoirs de barbares pillant et ravageant le territoire de l'empire.
Bref, l'apocalypse façon Rome Antique.

Rien que le terme désignant l'histoire romaine après le IIIè siècle, celui de "Bas-Empire", inventé par le Français Lebeau en 1759, véhiculait une image péjorative, l'empire n'étant plus que l'ombre de ce qu'il était à la période glorieuse du Haut-Empire et des légions triomphantes.

Cette idée que le "Bas-Empire" n'est qu'un long et irrémédiable déclin prospère avec les Lumières : Montesquieu fait commencer le "gothique" au IIIè siècle, Voltaire affirme que "Le christianisme ouvrait le ciel mais il perdait l'Empire", tandis que Gibbon, auteur de l'ouvrage Decline and Fall of the Roman Empire, popularise cette notion de déclin.
(pour la petite histoire, cet ouvrage a inspiré Isaac Asimov pour ses romans et nouvelles de la série Fondation. Les lecteurs pourront confirmer que la notion de déclin et de décadence y est très présente)

Les clichés véhiculés depuis les Lumières ont été repris et amplifiés par Hollywood, qui a complaisamment relayé l'image de Romains passant leur temps en orgies toujours plus décadentes.
C'est cette dégénérescence des Romains qui aurait mené à leur perte, les rendant incapables de résister aux invasions barbares.

Râbachée depuis longtemps et montrée dans de nombreux films, cette vision des IIIè, IVè et Vè siècles romains est désormais ancrée dans de nombreux esprits.
Et pourtant... Depuis plus de 30 ans déja, cette idée de décadence romaine est fréquemment battue en brèche.
Le terme de Bas-Empire tend aujourd'hui à être remplacé par celui d'Antiquité Tardive, moins connoté. Les Anglais parlent déja depuis longtemps de "Later Roman Empire" et les Allemands de "Spätantike".

Pour le dire clairement : la décadence romaine n'a pas eu lieu.

Commençons par la "crise du IIIè siècle", période instable de l'Empire Romain censée marquer le début de l'irrémédiable déclin. Cette idée en elle-même est déja trop généralisatrice : l'Empire Romain est vaste, et il n'y a pas eu de crise uniforme, du moins dans la première partie du IIIè siècle, période ou au contraire certaines provinces connaissent leur plus important développement (notamment l'Afrique Romaine).
D'autre part, cette crise est entrecoupée de périodes de redressement. On parlera donc plus volontiers de "crises", au pluriel, dans le but de dédramatiser cette période un peu trop noircie.

D'autre part, alors que la vision dominante auparavant était de voir dans les siècles qui ont suivi cette crise un déclin, et un Empire de loin inférieur à ce qu'il avait été aux deux premiers siècles, là encore, les choses ont évolué.
La période qui court du IIIè siècle jusqu'en 476 ap.J.-C. (date conventionnelle pour marquer la chute de l'Empire Romain d'Occident) est maintenant davantage vue comme une période originale, et non plus une simple période de transition entre un Empire éclatant et une Europe barbare.

De plus, si l'on considère que les crises du IIIè siècle montrent l'inadaptation de l'Empire Romain, et son incapacité à se réformer, alors l'antiquité tardive et ses transformations doivent être vus, non comme un déclin, mais au contraire comme un redressement de l'Empire, qui tente de s'adapter. De fait, l'Empire Romain de l'Antiquité Tardive n'a plus grand-chose à voir avec celui fondé par Auguste en 27 av. J.-C.
Sur le plan artistique également, l'Antiquité Tardive se révèle d'une grande richesse, loin de l'idée d'une production dont la qualité baisserait à cause de la place de plus en plus importante prise par les peuples barbares dans l'Empire.

Enfin, il ne faut pas voir la chute de l'Empire Romain comme un évènement brutal, un séisme politique qui aurait secoué l'Occident. L'Empire s'est effacé progressivement, et il est probable que la disparition des empereurs en Occident soit passé relativement inaperçue. Les sacs de Rome, qui ont eu lieu au Vè siècle (notamment celui de 455 par les Vandales), doivent être vus comme des évènements relativements limités, même pour la ville de Rome, loin de l'apocalypse représentée par divers peintres de l'époque moderne et contemporaine. En outre, il ne faut pas oublier que l'Empire Romain, sous une forme différente, arrive à muter et à s'adapter avec efficacité en Orient, sous les traits de ce qu'on appelle l'Empire Byzantin, qui offre à l'Empire quasiment 10 siècles supplémentaires de rayonnement.

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Cet article a été rédigé en partie avec l'aide du livre de J.-M. Carrié, A. Rousselle, L'Empire Romain en mutation, Des Sévères à Constantin, 192-337, qui fait un point historiographique sur la question de la décadence romaine.
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17 juillet 2008 4 17 /07 /juillet /2008 14:20
Les sources anciennes nous présentent les empereurs comme étant "bons" ou "mauvais". En règle générale, un empereur défini comme mauvais par ces auteurs anciens est un empereur dont les rapports avec le Sénat romain étaient mauvais, voire exécrables, ce qui peut s'expliquer par le fait que la majorité des sources que nous possédons ont pour auteur un sénateur. Commode, par exemple, pour rester dans la lignée du dernier billet, est présenté comme un mauvais empereur, de même que Caligula ou encore Elagabal (enfin, lui, c'est différent, il est présenté comme le vice incarné et l'archétype du mauvais empereur).

Or, il se trouve que le Sénat dispose, après la mort d'un empereur, d'un moyen de le punir de sa mauvaise conduite. Ce moyen, c'est un procédé appelé la damnatio memoriae. Cette mesure est prise par le biais de senatus-consultes (décisions émanant du Sénat) (1) et consiste à faire disparaître toute trace de l'individu qu'elle frappe.
Bien qu’existant déjà à l’époque républicaine, elle est surtout célèbre pour son application lors du principat : en effet, elle a souvent servi à définir un prince comme étant un « mauvais empereur », par opposition à la consecratio qui fait de l'empereur décédé, un être divin et qui, elle, se veut la marque d’un « bon empereur ». Ainsi, des empereurs comme Domitien ou Commode (ce qui n'étonnera personne, étant donné la "cordialité" de ses rapports avec le Sénat) sont frappés par une condamnation de leur mémoire. La dynastie des Sévères se révèle riche en damnatio memoriae, avec Elagabal, le prédécesseur de funeste mémoire de Sévère Alexandre, où encore Sévère Alexandre lui-même, à qui il faut ajouter Geta, le frère de Caracalla, assassiné par lui et condamné sur son ordre

En effet, bien que théoriquement entre les mains du Sénat, la damnatio memoriae sert de fait, à l’instar de la consecratio, d’instrument politique entre les mains des empereurs. Ainsi Commode, pour en revenir au cas que nous avons déja quelque peu étudié, fut condamné après sa mort par le Sénat. Cependant, quelques années plus tard, Septime Sévère se proclame son frère, pour rattacher à lui la popularité dont jouissait cet empereur auprès du peuple : à cette occasion, il le fait réhabiliter et diviniser à des fins de politique dynastique. Commode est encore condamné sous Caracalla ou Macrin, quelques années après, avant d’être de nouveau réhabilité par Elagabal. Un parcours houleux qui montre bien les différences d'appréciation qui peuvent exister entre le Sénat et le peuple de Rome.

 De même, Geta, frère et éphémère co-empereur de Caracalla, assassiné par celui-ci qui n'entendait pas partager le pouvoir, se vit infliger une damnatio memoriae sur ordre de Caracalla, et non pas à cause d’un ressentiment du Sénat à son égard.

Maintenant que nous savons à qui cette mesure est destinée et dans quelles circonstances elle est prise, intéressons-nous à ses effets.

Les effets théoriques de la damnatio memoriae la plus sévère, celle prise à l’encontre de Domitien, sont décrits par Lactance : destruction de toutes les statues, martelage de toutes les inscriptions, et prise de décrets sévères visant à infliger une « flétrissure éternelle » à la mémoire du mort. Nous sommes également renseignés sur ce point par le Senatus consultum de Cn. Pisone Patre, pris par le Sénat à l’encontre de Cneius Pison sur ordre de Tibère, le 10 décembre 20 ap. J.-C. Ce document se révèle particulièrement précieux, car plusieurs copies en ont été trouvées en Espagne, permettant la restitution d’une part importante du texte, et sa compréhension.

Les mesures prises à titre posthume à l’encontre de Pison, qui s’est suicidé pour échapper au jugement du Sénat (pour l'assassinat de Germanicus, celui qui aurait du hériter du trône impérial après Tibère), y sont décrites en détail.
La condamnation se découpe en six mesures différentes :

- Interdiction pour la famille de Cn. Pison de porter le deuil ; destruction de toutes les statues et portraits de Cn.Pison, où qu’ils soient ;
- Interdiction de porter l’imago de Cn. Pison lors de funérailles de membres de sa famille ;
- Martelage de son nom sur une statue de Germanicus érigée sur l’Ara Providentiae, à proximité du Champ de Mars ;
- Confiscation des terres de Cn. Pison (sauf une partie, située en Illyrie et donnée par Auguste) et redistribution à ses deux fils et sa fille, en signe de l’indulgence du Sénat et de l'empereur ;
- Destruction d’une structure construite par Cn. Pison sur la Porta Frontinalis et ayant pour but de relier ses maisons privées.

On voit bien dans ces mesures l’objectif de disparition complète de Cn. Pison : après application de ces décisions, Cn. Pison non seulement n’existera plus, mais n’aura même jamais existé. Par extension, cet objectif est celui de toutes les damnationes memoriae.

A noter que la volonté affichée par un empereur de faire disparaître des monuments un ancien rival peut parfois donner lieu à des excès de zèle de la part des ouvriers chargés du martelage : ainsi, lorsque Caracalla fait condamner la mémoire de son défunt frère Geta, plusieurs exemples nous montrent que Publius Septimius Geta, frère de Septime Sévère, a parfois été confondu avec le frère de Caracalla, dont il porte le nom, conduisant à l’effacement de son nom sans raison.

_____

(1) Du moins dans les cas qui nous intéressent ici, à savoir les damnationes memoriae concernant les
empereurs. Mais il pouvait aussi exister des damnationes memoriae plus locales, prises par une cité à
l’encontre d’un notable, par exemple.

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P.S. : Ce billet est en grande partie extrait de mon mémoire de Master I. Je l'ai quelque peu retravaillé pour le rendre plus compréhensible par un non historien et, surtout, par quelqu'un n'ayant pas lu le début du mémoire, toutefois il est possible que, connaissant quelque peu le sujet, j'ai un peu perdu le sens des réalités et que ce qui m'apparaît clair ne le soit en fait pas. N'hésitez pas à le signaler en commentaire.
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