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30 juin 2009 2 30 /06 /juin /2009 21:32
J’ironisais récemment sur une des raisons qui font qu’étudier l’Histoire est une bonne idée. Pour y revenir un peu plus sérieusement, je pense avoir trouvé un petit exemple permettant de montrer l’esprit critique dont doit normalement faire preuve un historien (1).

Je suis ainsi tombé sur un ensemble de quatre citations visant à démontrer que, depuis l’antiquité, chaque génération pense que la suivante est stupide et décadente. Les voici :

"Notre jeunesse (...) est mal élevée. Elle se moque de l'autorité et n'a aucune espèce de respect pour les anciens. Nos enfants d'aujourd'hui (...) ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce. Ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. Ils sont tout simplement mauvais."
Socrate (470-399 av. JC)

"Je n'ai aucun espoir pour l'avenir de notre pays, si la jeunesse d'aujourd'hui prend le commandement demain. Parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible."
Hésiode (720 av. JC)

"Notre monde a atteint un stade critique. Les enfants n'écoutent plus leurs parents. La fin du monde ne peut pas être loin."
prêtre égyptien (1000 av. JC)

"Cette jeunesse est pourrie depuis le fond du coeur. Les jeunes gens sont malfaisants et paresseux. Ils ne seront jamais comme la jeunesse d'autrefois. Ceux d'aujourd'hui ne seront pas capables de maintenir notre culture."
plus de 3000 ans, a été découverte sur une poterie d'argile dans les ruines de Babylone


Première réaction : tiens, c’est amusant ça, je me demande si je pourrai en faire un article.

Puis, un peu après (le temps que l’information remonte au cerveau, certainement), le doute :

Setebos se rendant compte que quelque chose cloche

Des détails me chiffonnent : examinez les deux premières citations, ou plutôt la mention de leur auteur. Celui-ci est précisé, avec ses dates de naissance et de mort pour le premier, une date qu’on suppose être celle de l’écriture de la citation pour le second. Si vous avez déjà lu des ouvrages historiques, ou même des articles de ce blog, vous remarquez que quelque chose manque.

Ainsi, s’il me prend l’envie de citer Thucydide, je ne me contenterai pas d’écrire :

 "Les armées, quelles qu'elles soient, font ceci : elles tendent à dévier, au cours de leur marche, vers leur propre aile droite ; si bien que chaque adversaire déborde avec sa droite la gauche de l'ennemi ; en effet, la crainte aidant, chacun serre le plus possible son côté non protégé contre le bouclier de son voisin de droite et pense que plus on est joint de façon étroite, plus on est à couvert ; et la responsabilité initiale revient au premier homme de l'aile droite, qui souhaite dérober toujours à l'adversaire son défaut de protection : les autres le suivent en vertu de la même crainte." Thucydide, 460 – 400.

Du moins, je ne l’écrirai pas à moins d’avoir envie de me faire écharper par un autre historien. Pour que la citation soit complète, je ne dois pas seulement mentionner l’auteur, mais l’endroit d’où est tiré le passage. Dans le cas précédemment cité, j’écrirai ainsi :

Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, V, 71, 1. (traduire : livre V, paragraphe 71, citation débutant à la première ligne du paragraphe).

Ceci permet à quiconque voulant vérifier mes dires ou situer le contexte de retrouver rapidement la citation par lui-même. C’est d’autant plus nécessaire dans le cas de la citation de Socrate. En effet, nous n’avons aucun ouvrage de celui-ci. Une bonne partie de ce que nous savons de lui et de sa philosophie est transmis par Platon, or celui-ci n’a pas écrit qu’un seul ouvrage. La citation ne précise pas duquel elle provient, et encore moins son emplacement dans le texte.

Pour Hésiode, pas d’ouvrage précisé non plus. La suspicion s’aggrave quand on sait que les écrits d’Hésiode qui nous sont parvenus sont en rapport avec la mythologie (sa Théogonie  a organisé tout le panthéon grec). Cette phrase ne serait donc pas tirée d’un de ses ouvrages mais rapportée par quelqu’un la mentionnant comme venant de lui ?

En ce qui concerne les deux dernières citations, c’est encore moins tangible : pas de nom, une vague indication de date, pas de vérification possible là non plus.

Mais soit, ne cédons pas à la méfiance, complétons nous-mêmes les lacunes de la présentation. Une recherche google devrait permettre de situer les citations (au moins les deux premières) dans leurs ouvrages respectifs.

Nouvelle déception : les citations sont visibles sur de nombreux sites, mais toujours ensemble et présentées sensiblement de la même manière, avec les mêmes indications vagues. Qui plus est, aucun des sites en question ne peut être considéré comme fiable historiquement, encore moins comme « de référence ».

Récapitulons : nous avons quatre citations sur le même thème, fréquemment citées ensemble, sans élément permettant de les vérifier, et présentant toutes les caractéristiques d’une reprise en boucle, d’un site à l’autre, sans qu’on puisse déterminer ou tout ça a commencé. Dit autrement : c’est pas bon, tout ça.

Ne perdons pas espoir, c’est peut être le fait d’une reprise ayant quelque peu modifié les termes puis s’étant répandue telle quelle. Hélas, une recherche avec quelques mots-clés ne s’avère pas plus concluante.

A ce stade, un mot s’impose de lui-même : apocryphe. Il faut donc prendre l’enquête sous un autre angle, et essayer de trouver des endroits répertoriant explicitement ces citations comme fausses. C’est rapidement fait, et on apprend ainsi qu’il semblerait que la première citation soit apparue pour la première fois en 1953, dans Personality and Adjustment de William L. Patty et Louise S. Johnson.

En l’absence d’éléments probants concernant la véracité des trois autres citations, je pense pouvoir, avec une marge d’erreur assez limitée, supposer qu’il en va de même que pour la première : des faux, créés plus ou moins récemment selon toute vraisemblance. Malgré cela, elles sont reprises très fréquemment, chaque nouvelle occurrence les légitimant un peu plus et permettant de nouvelles reprises, alors qu’il est relativement aisé de vérifier qu’elles ont été inventées.

C’est d’autant plus dommage que je suis convaincu que l’on peut trouver des citations tout à fait réelles où des penseurs antiques critiquent la jeunesse de leur temps. Utiliser de fausses citations pour appuyer un argumentaire qui serait tout à fait défendable sans ne fait, à mon sens, que l’affaiblir : il suffit qu’un contradicteur pointe ce fait pour que l’argumentation elle-même soit discréditée.
_______

(1) Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit. En aucun cas l’esprit critique n’est l’apanage des seuls historiens (même ma mauvaise foi  a des limites). Mais normalement, ils en ont.


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commentaires

V
La citation d'Hesiode provient de l'ouvrage: Les Travaux et les Jours écrit au VIIIe siècle avant J.-C.
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P
Très bon, merci pour cet article
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P
http://www.passion-histoire.net/viewtopic.php?f=37&t=3402 vous y trouverez (a priori!) quelques références précises sur les représentations de la jeunesse dans l'antiquité pour affiner votre article.
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M
faut avertir le site du gouvernement... http://www.justice.gouv.fr/publication/o45_qui_a_ecrit.pdf
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D
Bonjour, hormis une seule citation renvoyant précisément à un ouvrage d’étude (et non à une œuvre d’ailleurs, ca mériterait d’aller voir) les exemples donnés en suivant votre lien sont justement affectés du même biais méthodologique. D’où un défaut de crédibilité. Et plus on les cite sans source plus elles paraissent douteuses.
F
Très bel article surtout sur le plan méthodologique<br /> MERCI<br /> <br /> Lao Tseu a dit également que tout est impermanent, (et n a jamais été contredit ! )<br /> Effectivement tout recommence presque à l'identique alors que rien ne dure vraiment !<br /> <br /> cherchez l erreur !
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D
Je répondais à Pep évidemment.