Dans l'histoire romaine, la date de 31 av. J.-C., année ou a lieu la bataille d'Actium, est communément admise comme étant celle de la fin de la République, tandis que 27 av. J.-C. est l'année de l'avènement de l'Empire (ou du Principat, pour être plus précis, et plus juste).
Cependant, ces dates définies avant tout pour des questions de commodité ne doivent pas être vues comme représentant des changements radicaux, ou comme ayant induit des bouleversements clairement perçus par leurs contemporains.
En 31 av. J.-C., Rome sort d'une série de guerres civiles, qui se sont traduites par de nombreux contournements des institutions en place (l'institution de triumvirats plaçant trois hommes à la tête de l'Etat, la dictature à vie de César, etc.)
Cette année-là, le deuxième triumvirat, qui rassemblait Octave (le futur Auguste), Marc-Antoine, et Lépide, est définitivement démantelé. Lépide était déja à l'écart depuis plusieurs années, et les deux triumvirs restants se sont livré à une guerre civile qui vu la mort de Marc-Antoine et la victoire d'Octave. Celui-ci reste donc le seul triumvir encore en place, rendant la structure obsolète.
Octave va alors s'appliquer à rester au pouvoir, mais d'une façon innovante. Il n'y a pas de proclamation officielle d'un quelconque empire, encore moins d'une royauté (la royauté est une institution abhorrée à Rome). Octave sait qu’affirmer officiellement l’instauration d’un pouvoir de type personnel, même ne portant pas le nom de royauté, et ainsi de bouleverser les institutions traditionnelles de la République, est dangereux, son père adoptif Jules César en ayant fait les frais en 44 av. J.-C.
Un document se révèle particulièrement éclairant pour comprendre l’habileté d’Octave : les res gestae divi Augusti, les actions du divin Auguste, qui sont un résumé par Auguste de sa propre action.
Dans ce texte, Auguste se présente comme le restaurateur de la République, celui qui a ramené les institutions à la normale. Or, il est incontestable que le régime d’après 31 av. J.-C. était bien un régime personnel, qui plus est héréditaire. Que s’est-il passé, alors ?
Il y a effectivement eu une restauration des anciennes institutions républicaines. L’arrivée au pouvoir d’Auguste se traduit par un retour au bon fonctionnement de ces anciennes institutions : les magistrats sont de nouveau élus correctement, les carrières suivent de nouveau un cours normal.
Cependant, la formule de Tacite se révèle éclairante : « A Rome tout était calme, rien de changé dans le nom des magistratures ». Les noms, en effet, sont inchangés. Toutes les apparences sont restituées, mais un changement fondamental a eu lieu : au-dessus de toutes ces fonctions se trouve désormais Auguste, qui chapeaute la vie publique. Certaines anciennes fonctions sont totalement vidées de leur substance, tout en continuant à exister. Le Sénat continue à exister et à débattre, mais Auguste maîtrise l’ordre du jour et peut amender ou opposer son veto à toute décision de l’assemblée.
Pour gouverner, Auguste ne crée pas de nouvelles fonctions : il se contente de rassembler sur sa personne un grand nombre de pouvoirs juridiques, civils, militaires et religieux déjà existants, ainsi que des titres honorifiques, qui augmentent son autorité morale.
Ainsi, le surnom d’Auguste, qui lui est accordé en 27 av. J.-C., n’apporte aucun pouvoir au sens propre, mais l’autorité morale qu’il confère sera particulièrement utile au fondateur du nouveau régime. De même, princeps, autre titre d’Auguste, est une simple distinction honorifique, faisant de lui le premier des citoyens. Toutefois, étant le premier des citoyens, c’est naturellement à lui que devait revenir la direction des affaires publiques. Dans le même ordre d’idées, le titre honorifique de « père de la patrie » lui est accordé en 2 av. J.-C.
La prééminence morale d’Auguste lui est également accordée grâce à une utilisation astucieuse de la mémoire de son père adoptif : profitant du passage d’une comète lors de jeux destinés à honorer celui-ci, il le fait déclarer divus, divinisé, devenant ainsi lui-même le fils d’une divinisé, ce qui assure un poids moral certain.
Ainsi, même lorsqu’il est censé être sur un pied d’égalité avec des collègues, Auguste s’assure de pouvoir emporter les décisions par son seul poids moral.
Auguste dispose bien évidemment de pouvoirs plus concrets : il commence par assurer le consulat, fonction suprême normalement annuelle, en continu pendant 8 ans, le temps de renforcer d’autres pouvoirs, puis abandonne cette fonction, pour des raisons bien compréhensibles : l’exercice prolongé de cette magistrature contredisait sa volonté proclamée de rétablir le cours normal des institutions.
Pour pallier à l’abandon du consulat, Auguste se fait octroyer un autre pouvoir : la puissance tribunicienne. Là encore, pas de bouleversement : ce pouvoir est celui détenu par les tribuns de la plèbe. Auguste ne pouvant en être un (cette fonction est réservée aux Plébéiens, et Auguste est d’une famille patricienne), il détache la puissance tribunicienne de la fonction de tribun de la plèbe et se la fait octroyer à vie, avec renouvellement automatique tous les ans. Ce pouvoir lui donne le statut de sacro-saint, qui interdit de lever la main sur lui et lui permet de faire condamner à mort quiconque le ferait, ainsi que, entre autres, le droit de réunir le Sénat et de lui opposer son veto.
Les fonctions religieuses tiennent également une grande place dans le nouveau pouvoir impérial. Il cumule de nombreuses prêtrises, parachevant son œuvre en 12 av. J.-C. avec le Grand Pontificat, la plus haute prêtrise romaine. Cette obtention tardive s’explique par le fait que cette fonction est accordée à vie, et que l’ancien triumvir Lépide, qui la détenait, était encore en vie avant cette date. (Et ce n’est pas faut de l’avoir assigné à résidence dans des marais infestés par le paludisme, pourtant…)
Cette accumulation de pouvoirs, qui placent de facto Auguste au sommet du pouvoir, s’accompagnent de mesures visant à démontrer qu’il ne fait que restaurer la res publica. La restauration de l’ordre dans les magistratures, on l’a vu, mais il va plus loin encore : lors d’une séance du Sénat en 27 av. J.-C., Auguste proclame officiellement qu’il abandonne tous ses pouvoirs et qu’il les rend au Sénat et au peuple de Rome, leur laissant le soin d’administrer les provinces dont il s’occupait jusqu’ici. Bien évidemment, le Sénat se récrie aussitôt qu’il ne peut administrer seul ces provinces, en propose certaines à Auguste, qui refuse, nouvelles propositions, acceptation (à contrecœur, évidemment) d’Auguste. Quelles sont ces provinces confiées à Auguste ? La Syrie, les Gaules, les Espagnes, et l’Egypte, le reste étant sous l’administration du Sénat. Le choix des provinces n’est, vous vous en doutez, pas anodin : celles qui restent sous l’autorité d’Auguste sont, par une heureuse coïncidence, toutes les provinces les plus militarisées du territoire romain. Les légions restent donc sous le contrôle d’Auguste.
Ainsi, tout en instituant un nouveau régime, avec un pouvoir personnel fort, Auguste parvient avec brio à se poser en restaurateur : il est celui qui a ramené la paix à Rome, qui a permis aux institutions de retrouver leur cours normal, et qui a redonné au Sénat et au peuple de Rome leur ancien pouvoir.
Toutefois, on l’a vu, cette « restauration » n’est qu’un masque. Avec Auguste, l’empereur devient le centre de la vie publique. Mais l’instauration de ce nouveau régime s’est faite progressivement et en douceur, grâce à l’utilisation et à l’accumulation de pouvoirs déjà existants et à une grande autorité morale plaçant l’empereur au-dessus des simples citoyens. De ce fait, le passage au nouveau régime n'est pas apparu aux contemporains comme un changement brutal, et ne doit pas davantage être perçu ainsi de nos jours.
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P.S. : Cet article ne se veut pas un exposé exhaustif des différents fondements du pouvoir impérial, ni même de toutes les subtilités de l'instauration du nouveau régime. Le sujet est extrèmement vaste, et je ne me sens pas capable de le traiter de façon à la fois exhaustive, concise et compréhensible par tous. Il faut donc le considérer comme une introduction au sujet, pas comme une démonstration complète.